christine jean
Christine Jean. L'écho des constellations invisibles : un chant magnétique de la matière
Maria Giovanna Gilotta
15-10-2024
Christine Jean est en perpétuelle recherche.
Synthèse d'une carrière marquée par l'errance créative et la transformation, le projet actuel de l’artiste constitue une exploration à la fois des forces de la nature et de l’esprit humain, mais aussi de la manière dont l’art capte et transcende leurs énergies.
En amont de son investigation, Christine Jean convoque l’idée de constellation, chère à Novalis. Comme ce dernier le dit dans son Brouillon général, chaque fragment, chaque œuvre et chaque geste, participe d’un tout infini et ouvert, où l’inachevé révèle une quête plus vaste et laisse entrevoir une infinité de possibles.
La dynamique entre contrôle et lâcher-prise anime cette quête constante de vibration. Telle une poursuite incessante d'une énergie interne qui émane de la matière et des formes, Christine Jean cherche avant tout à insuffler aux matériaux une vie propre, un mouvement. Elle interroge ainsi la porosité entre les disciplines : la peinture, le dessin, l’installation, le son, l’écriture, se rejoignent dans un réseau complexe de connexions et forment une constellation où chaque élément est en dialogue avec l’autre.
Ici, le processus même devient l’œuvre. Sans un objectif de progression linéaire, les œuvres naissent, se détruisent, se transforment et reprennent vie dans un flux continu et organique…
Une poétique de la matière
Les carnets de notes, archivés par l’artiste tout au long de sa production, deviennent matériau vivant de création. Christine Jean explore et retravaille ces archives mouvantes : des fragments de pensées, des semences d’œuvres futures, sans hiérarchie ni ordre. Elle redessine les pages de ces carnets en les agrandissant sur des papiers de grand format, dont la surface irrégulière capte la main. Traçant, effaçant, puis réimaginant les formes, chaque signe, même effacé, devient une matière temporelle.
Ce processus nourrit l’ensemble de son travail : les carnets réinterprétés deviennent des œuvres en soi. À travers eux, en y laissant la trace des accidents, des inspirations et des souvenirs, Christine saisit l’essence même de son propre parcours.
Cette démarche de transformation continue, où l’effacement fait partie intégrante de la création, rejoint l’idée d’un art où chaque geste compte, où l’accumulation et la déconstruction se rencontrent. Finalement, Christine semble rejoindre Henri Bergson et son concept de durée dans L’Évolution créatrice : il n’y a pas de moment figé dans l’art, mais une perpétuelle mutation, où les frontières entre le passé et l'avenir sont constamment redessinées.
Tourbillons et vagues
Et puis la nature. Omniprésente. L’eau, le vent, la terre, et les forces cosmiques qui imprègnent chaque action. Plutôt qu'une représentation, Christine essaye de capturer l’essence des phénomènes de la nature. Ses œuvres s’animent d’une énergie palpable qui évoque les mouvements mêmes de la nature : des tourbillons d’eau, des ondes, des vortex invisibles. La matière et l’art s’entrelacent dans une dynamique de transformation réciproque.
La densité du travail de Christine Jean réside aussi dans les matériaux bruts qu’elle choisit : à la peinture, elle intègre des matières telles que l'encre, l'huile ou le cuivre. Et c’est l’usage des feuilles de cuivre, soumises aux altérations du temps, qui témoigne des processus naturels de dégradation et de renaissance. En effet, l’artiste joue avec le temps et les éléments : intégrant des transformations chimiques dans sa peinture, son travail évoque les cycles d’érosion, de vibration et d'attraction, à la manière des forces de la nature qui agissent sur la matière. L’oxydation devient presque une métaphore du cycle éternel de la vie, de la naissance à la mort, et de la perpétuelle métamorphose qui nous ramène à l’origine.
En traçant ces lignes de force entre disciplines et matériaux, Christine Jean révèle la part cachée de la nature, ce que les yeux ne perçoivent pas mais que l’art rend sensible. En effet, l’alchimie orchestrée par l’artiste, n’est plus une simple métaphore de la nature, elle en devient l’écho.
L’esthétique du palimpseste
Ses grandes toiles majestueuses deviennent paysages en mutation, champs d’énergie où la matière semble danser sous le regard, comme si elles capturaient une tension magnétique. La taille importante de certaines œuvres renforce cette immersion sensorielle, et chaque détail devient une striation de la mémoire, une trace de temporalités superposées.
Ce projet de vie est à l’image d’un palimpseste : chaque œuvre, chaque matériau, est un territoire en constante redéfinition, à la fois mémoire du passé et ouverture vers l’avenir. L’accumulation des couches successives, à la manière des strates géologiques, révèle une mémoire de l’action artistique qui se déploie devant nos yeux. De ce fait, l’œuvre est un espace palpitant où la matière se souvient des gestes passés et anticipe ceux à venir. L’effacement n’est jamais une disparition mais une autre forme de présence, une respiration du temps qui donne à chaque œuvre une profondeur quasi métaphysique.
De glace et de feu - huile sur toile, 295 x 195 cm x 2, 1995-2023
Le diptyque monumental incarne la confrontation des éléments dans une tension picturale intense. Réalisée sur plusieurs décennies, cette œuvre a émergé à travers des intervalles de travail prolongés, où chaque session de peinture a été marquée par une action immédiate et spontanée donnant progressivement naissance à une accumulation de strates traduisant la complexité de la métamorphose naturelle. Les surfaces semblent s’ouvrir et se refermer, tantôt éclatantes de lumière, tantôt sombres et mystérieuses. Le rouge, le bleu, le jaune et le vert se heurtent et se fondent, traduisant l’idée que tout se transforme. Le regard traverse des paysages mentaux où le froid et le feu se rencontrent dans une danse incandescente et minérale, révélant des champs énergétiques en perpétuel mouvement. L’œuvre, marquée par des gestes amples et des recouvrements successifs, devient une carte sensible d’un voyage temporel où chaque couleur et chaque ligne semblent se métamorphoser sous l’action d’une force intérieure. Cette matérialité traduit un dialogue permanent entre ce qui est figé et ce qui cherche à s’échapper, entre la mémoire des couches antérieures et la réinvention incessante d’un nouveau champ pictural.
Champs magnétiques - encre de Chine, acrylique, feuilles de cuivre sur papier marouflé sur toile, 130 x 250 cm, 1999-2021
Christine Jean déploie ici un cosmos pictural où les forces d’attraction et de répulsion se traduisent par une composition d’une richesse fascinante. Inspirée par la théorie du vortex de Descartes, l’œuvre juxtapose des sphères, des cercles, des points, et des lignes qui tourbillonnent et se rencontrent dans un bal hypnotique. La structure de l’œuvre évoque les tracés cartésiens tout en convoquant la fluidité et l’aléatoire des phénomènes naturels. À l’image des pôles magnétiques qui attirent et repoussent, les formes noires, rappelant les troncs d’arbres et les Torii japonais, s’inscrivent dans l’espace comme des portails menant à une autre dimension. Les feuilles de cuivre, soumises à l’acide et à l’eau, créent des textures organiques, tandis que l’encre de Chine trace des contours qui se dilatent et se contractent, donnant naissance à une topographie où le temps semble suspendu. Cet enchevêtrement de matières et de gestes traduit la volonté de l’artiste de capter l’invisible, d’emprisonner la vibration des énergies cosmiques dans une surface peinte. La matière se décompose, se recompose, oscillant entre présence et absence, entre mémoire et effacement, dans une quête de captation des énergies qui animent le monde.
L’Horizon des événements, fragments d’une constellation, Christine Jean
Gérard-Georges Lemaire
14-03-2024
Cette publication donne l’impression d‘un catalogue. Mais c‘est plutôt une forme d‘autobiographie qui inclut
ses œuvres et ses réflexions, sans qu‘un auteur nous présente ses travaux les plus récents. Pas de texte de présentation produit par un critique ou un historien d’art, pas d‘essais ni même de poèmes par une femme
ou un homme de lettres. Simplement quelques réflexions personnelles qui permettent d‘éclairer ces ouvrages
qui sont une nouvelle disposition de ses méditations. La seule chose qui la rattache à ses peintures récentes est l‘ampleur de l’espace découvert.
On le remarque déjà dans ses carnets, qui introduisent des volumes verticaux ou des lignes d‘écritures, des lignes qui s’enchevêtrent ou encore de grands motifs dont la couleur est (souvent le noir) volontairement déformée par l’ajout de l'eau. Il y a toujours chez elle cette fascination sur ces plans qui sont modifiés de manière continuelle par ces gouttes d’eau qui en altèrent la régularité. Les marées exercent une fascination dans son esprit : tout ce qui a été défini par le mouvement des vagues sur le rivage est aussitôt effacé et remplacé par d’autres paysages. Elle s’est employée à saisir cet instant fugitif qui n’a pu s’installer qu’un court instant. L’autre point qui est saillant dans toutes ces compositions est le grand nombre d’éléments qui apparaissent et qui, à ses yeux, sont des déclinaisons visuelles des arbres. Cela peut être imprimé sur cette surface de bien des façons et ses tableaux sont désormais des tensions entre des formes qui s’affirment avec plus ou moins d’intensité. Ce sont des champs de force, des plages spéculaires ou se confrontent diverses intensités.
Plusieurs visions se proposent simultanément et donnent lieu à des conflits et des tensions qui, jusque-là, n’étaient pas le propre de son grand dessein pictural ou graphique. Elle peut dès lors aussi bien être tentée par la monochromie que par des contrastes violents. Parfois elle parle de « constellations » car les deux dimensions qu’elle investit sont des surfaces où sont disposés des signes en grand nombre qui procure la sensation d’un univers saturé de lignes plus ou moins parallèles évoquant des plantes formant une barrière pour l’œil. Ce que je retiens de cet ensemble est la volonté d’aller vers des horizons violents et denses ayant pour but de marquer avec force le spectateur qui ne peut pas rester de marbre. Ses compositions ne sont pas faites pour la méditation, mais pour une relation intense et bouleversante.
Christine Jean a passé cependant ces mois un cap déterminant. Elle recherche désormais une beauté qui peut être une blessure. Tout ce que je sais est que ces créations ont été présentées au musée d'art et d'archéologie du Périgord à Périgueux dans le cadre d'un festival qui a eu lieu cette année. Depuis l'époque où elle peignait ces grandes toiles figurant les pages de la baie de Somme, qu’elle transformait en vue aérienne des plus abstraites (sans pourtant éliminer la présence de l'eau et du sable, des reflets sombres des nuages qui devaient surplomber les lieux qu’elle avait choisis, tout à cette époque la rapprochait de Turner, qui observait la nature sans séparer sa dimension paisible de ses fureurs impétueuses. Elle a parfaitement réussi ce passage magistral. C'est fascinant et véritablement prenant.
CHRISTINE JEAN, UNE PEINTURE EN CONSTELLATION
Entretien avec François Jeune
2024
Christine Jean engage un tournant dans son travail qu’elle envisage aujourd’hui comme un
réseau de pistes à suivre, ouvertes au fil du temps. Fil qu’elle retrouve et suit à partir de ses œuvres passées et surtout de ses nombreux carnets de recherche.
Une œuvre qui se développe en Constellation !
Christine Jean « L’Horizon des événements, fragments d’une constellation »
MAAP Musée d’Art et d’Archéologie du Périgord, Périgueux.
Exposition du 14 mars au 19 mai dans le cadre du festival Expoésie 2024
François Jeune: Quelle est la raison de ce nouveau dispositif dans ta pratique ?
Christine Jean : Il y a environ quatre ans, j’étais en pleine interrogation sur la poursuite de mon travail. J’ai alors spontanément dessiné un schéma de grande taille à l’encre de Chine en nommant des éléments de mon trajet.
Ce type de schéma composé de mots inscrits dans des cartouches, j’en dessine fréquemment dans mes carnets ; ils m’aident à imaginer des connexions, à voir clair. C’est à la fois une image et de l’écrit. Quand on peint, les mots sont ailleurs, dans les commentaires, les cartels, dans l’après, mais intégrés au pictural que deviennent-ils ?
Dans le carnet, pas de classification, pas de hiérarchie, pas de centre, mais un champ temporel composé de dessins, notes de lecture, rêves et intentions : des semences à faire germer, une matière à transformer. C’est ainsi que mes carnets de bord sont devenus le moteur de ce nouveau projet. Une correspondance est alors née entre
la vision en fragments de mon trajet et la possibilité d’élaborer une nouvelle constellation, c’est-à-dire de relier
ces fragments. Cette recherche au long cours s’intitule L’Horizon des événements, fragments d’une constellation. En astrophysique, l’horizon des événements désigne la frontière d’un trou noir. La découverte d’un nouveau monde ? Avec l’expérience de l’art, cet horizon est pour moi une projection possible liée à l’histoire humaine intime et collective, c’est celui d’un nouveau dessin, d’une nouvelle désorganisation.
Comment passes-tu de tes carnets à tes grands dessins ?
Dans un premier temps, je les re-dessine au fusain en les agrandissant sur deux papiers de grand format, pliés
au préalable, pour que la surface ne soit pas tout à fait plane, que la main accroche sur les plis. Je dessine puis j’efface et dessine de nouveau en suivant la succession des pages. Ce n’est pas une fidèle reproduction, mais un enchaînement d’actions spontanées. Le fusain imprègne le papier. Même effacé, il laisse des traces, donnant une matière au temps. Chaque dessin est un point de départ pour d’autres dessins. Les séquences sont photographiées étape par étape pour réaliser par la suite des vidéos. C’est un processus au long cours qui dessinera de nouvelles propositions selon les éléments de mes carnets de bord.
Robert Musil disait du tableau qu’il était un « fragment passionné ». Tu utilises aussi ce mot de « fragment ». Qu’entends tu par là ?
Que serait un fragment si ce n’est ni un manque ni une totalité ? Peut-être une définition de l’œuvre qui serait
une intensité en suspension. Dans cette recherche il s’agit de tisser des liens entre un ensemble d’éléments apparemment disparates qui deviennent autant de fragments : des œuvres achevées, des carnets de recherche, des photos ou vidéos.
Entre ces fragments, pas de ligne droite, mais un chemin qui dévie parfois au gré du hasard et de la chance.
En quoi ce travail se relie-t-il à ton intérêt de longue date pour l’Extrême-Orient ?
C’est d’abord au travers de l’impermanence dans la pensée Extrême-orientale. Tout est mouvement. La constante, c’est le changement ! L’Extrême-Orient m’a aussi donné la possibilité de voir au-delà d’un dualisme entre bien
et mal, d’échapper au point de vue dominant de la perspective. Avec le Tao, on se situe dans un déroulement de l’espace et du temps, l’humain participant au mouvement du monde au même titre que tous les autres règnes.
Mes séjours au Viêt Nam ont confirmé mon attirance pour ces conceptions et les formes qu’elles génèrent.
Cette vision taoïste du monde résonne avec les questions écologiques actuelles.
Quel est alors ton programme pour ces Constellations ? « Avec leur curieuse indifférence pour l’aspect
des choses, » dit Rosalind Krauss « les constellations projettent dans les cieux le monde naturel des navires
et des cygnes, elles l’y inscrivent d’un dessin qui dédaigne le simple tracé de ressemblances. Dessiner
avec les étoiles c’est, littéralement, consteller, c’est-à-dire employer une technique qui n’est ni mimétique,
ni abstraite. » Es-tu ni mimétique ni abstraite ? Pas du côté du sujet mais du procès ?
L’art, c’est plutôt pour moi un rapport à l’expérience. Consteller, c’est parsemer des taches en vue de former une figure ou pas, en tout cas un groupe qui possède sa propre cohérence. J’ai peut-être inconsciemment voulu donner une chance aux taches que l’école m’a présentées dans ma petite enfance comme une chose inacceptable.
Ça ne va pas sans difficultés. À des phases d’observation, d’assimilation des choses vues, vécues, succèdent des phases d’attente ou d’incapacité. Puis soudainement on est prêt à accomplir un trajet à la fois physique, intérieur
et sensible. Matériaux et outils divers liés aux gestes et déplacements provoquent des phénomènes de tension,
de vibration, d’attraction et de répulsion, de dilatation et de contraction. Je peins souvent sur de petits formats en même temps que sur de grandes toiles à la mesure du corps. Un dialogue s’établit entre les deux dimensions.
Cette sensibilité aux différentes échelles, du microcosme au macrocosme, s’est développée dans mon enfance vécue au Havre, une ville minérale ouverte sur l’immensité de la mer et du ciel.
On sent une grande importance du matériau dans toutes tes variations de format ?
Je peins avec des matériaux et des outils que je touche et manipule en une succession de gestes, quelque chose
de délié, jusqu’au moment où se dissipe la concentration. Un trajet temporel à partir d’objets concrets (toiles peintes ou vierges, tissus, pierres…) et d’objets immatériels (faits, souvenirs, mémoire, rêve…). Par exemple je reprends des tableaux inachevés, un déjà-là à recouvrir. Le tableau se vit alors entre destruction et ruine, dilution et diffusion. Il s’agit d’en altérer la surface pour en faire surgir une nouvelle fragilité. C’est ainsi que sont produites les couvertures de mes Carnets des ondes, avec des morceaux de toile peinte découpés, arasés, érodés, troués. Ces leporellos sont peints à l’encre de Chine selon une technique japonaise du XIIe siècle, le suminagashi, qui consiste à prendre l’empreinte sur papier des formes réalisées à l’encre à la surface de l’eau. L’encre devient alors un révélateur des mouvements de l’eau, produisant un instantané comme en photo. Comme un enchaînement, l’eau s’infiltre dans les pierres, les pierres deviennent cristallines, les pierres se changent en étoiles, le bois se pétrifie, le bois devient fluide… À leur tour, ces carnets se regardent de façon panoramique ou parcellaire comme des instantanés insérés dans un champ temporel chaviré. Mais il y a aussi la dimension sonore, le rythme, l’alternance des pages blanches et et des pages saturées. Cela me tente de réaliser ce qui ressemblerait à des partitions avec leurs rythmes et leurs silences.
Devant, à côté, en oblique, en surplomb de tout cela, le corps-matériau bouge accompagné de bribes de souvenirs, de sensations plus ou moins floues. Ce qui pourrait être commun à toutes mes œuvres, c’est quelque chose d’invisible, les ondes, les rythmes, les rayonnements, les tremblements. Il ne s’agit pas de les représenter mais,
à partir des qualités des matériaux et des outils en relation avec un support donné, d’arriver à cette sensation ; c’est peut-être cela l’idée générale de ma pratique. Ce qui est en transformation dans la nature, l’énergie des éléments, le feu, le vent, l’océan mais aussi les signes d’érosion et de pollution et la démesure que nous connaissons. Par l’expérience, j’ai compris cette analogie entre les formes à l’œuvre dans la nature et dans la pratique picturale. De différentes façons de voir entre rêve et réel, ou au moyen d’outils de la vision, découlent
des phénomènes : passages du flou au net, du proche au lointain, inversions (mondes à l’envers, en négatif), éclats de lumière et déformations de l’eau…
J’ai l’impression que tu fais fonctionner l’atelier par rebondissement et reprise ? Par saut et par gambade ?
L’atelier est pour moi un espace extensible, physique et mental, relié au monde, à un monde vivant, violent, changeant, un monde d’accroissement des extrêmes. Il se conjugue au futur-présent-passé ; la chronologie
ne m’intéresse pas. Quand je commence un tableau, je ne sais pas où je vais atterrir, vais-je découvrir ou bien reconnaître quelque chose ? Je pars des matériaux : le fusain, l’encre de Chine, l’huile et les satellites qui les accompagnent comme la photographie, le volume, diverses tentatives. Vers où, vers quoi vont-ils m’entraîner ?
Il y a un projet non défini à l’avance où il s‘agit de mettre ensemble mais aussi d’éloigner ou de détruire. L’atelier est en constant réaménagement selon l’usage de l’encre, de l’huile ou du fusain, du travail au sol ou au mur. Il s’agit d’être ouverte, ce n’est pas un programme cohérent mais une intention affirmée de capter et d’explorer des forces matérielles liées à celles de l’imaginaire, du désir ou du rêve. D’approfondir mes expériences passées pour les transformer et les relier. Cette exposition au musée de Périgueux est l’acte un de cette recherche au long cours. Il y aura d’autres épisodes, d’autres lieux qui formeront eux-mêmes une nouvelle constellation.
Christine Jean en quelques dates :
1991-2014 Collaboration avec la galerie Area-Paris qui lui consacrera trois livres : Le fil du corps (1999), Ciel et eau (2006), À l’envers (2009) et plusieurs expositions personnelles. (Nuit et jour, Acides, Au creux de la main, L’eau d’en haut, Entre deux, Chambre d’écho.)
1994 Long séjour au Viêt Nam. (Expositions Mai Mai, espace NK et Novembre à l’association des Beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville, Galerie Fleuve Rouge à Hanoi).
2005-2006 Musée de l’Abbaye de Saint-Riquier. Résidence en Baie de Somme et exposition L’eau d’en Haut, un ensemble de peintures, carnets et céramiques sur la relation ciel et eau.
2018 Prix de la Fondation Simone et Cino Del Duca-Institut de France pour l’ensemble de son œuvre
Festival Expoésie
Elle puise son inspiration dans ses carnets de bord
Chantal Gibert, journaliste
Sud Ouest
16 mars 2024
Christine Jean, peintre et dessinatrice, expose au Maap. Elle y fait découvrir la richesse de son art.
La motivation de christine jean, c’est la recherche. Elle va au-delà des apparences pour mettre à jour la complexité de la réalité et tenter de lui donner un sens. C’est l’imporession que l’on éprouve en découvrant son exposition « L’Horizon des événements, fragments d’une constellation », présentée au musée d’rat et d’archéologie du Périgord (Maap) à Périgueux, dans le cadre dub festival Expoésie.
Cette artiste originaire du Havre et vivant à Paris a un parcours hors du commun marqué par un séjour d’un an au Viêtnan des voyages au Japon, en Chine, au Gabon, aux États-unis, des résidences et expositions. Autant d’expériences qui ont enrichi son art.
Le lien avec Expoésie est clair. Christine jean tient des carnets de bord. « Ils sont ma colonne vertébrale, mes compagnons », affirme-t-elle. On peut les voir, numérotés et alignés dans une vitrine. Ils renferment des dessins et des croquis. L’écrit y a sa part à travers des notes et réflexions personnelles. Ils servent de point de départ à de nouvelles créations comprenant formes et mots. Et elle songe à les intégrer dans un vaste projet, avec de la vidéo et du son.
La notion de temps
Pour elle, rien n’est jamais acquis de façon définitive. L’art est inséparable de la notion de temps. Christine Jean efface, reprend, recrée. Plusieurs de ses toiles, réalisées sur des tableaux préexistants, révèlent des strates, des effets de grattage. Elle joue avec les matériaux. Les éléments se combinent et s’additionnent dans des visions de forêts ou de paysages imaginaires « de glace et de feu », qui suggèrent la présence et la force de la nature. Passionnée par les techniques d’Extrême-Orient, elle expose aussi une série de peintures sur l’eau, exprimant reflets et mouvances. Autant de fragments qui témoignent de toute sa créativité.
Pratique. exposition ouverte jusqu’au samedi 18 mai.
Plus de renseignements sur le site ferocemarquise.org
Jérôme Orsoni
12.4.24
https://cahiersfantomes.com/2024/04/12/12-4-24/
De la paroi au carnet, au fond, je crois, il n’y a même pas un pas. Moins encore. Combien elle est fascinante cette image ancestrale de nous-mêmes qui s’offre à nous, aux Combarelles, à Font de Gaume, dans un pays sublime, sous le premier ciel vraiment bleu, vraiment pur, dans l’air enfin chaud de l’année, fleurs jaunes, fleurs blanches, papillons blancs, papillons jaunes, et combien ils devaient être fascinants, ces murs extérieurs, sculptés, gravés, ornés, peints et qui ancraient, peut-être, le paysage de nos ancêtres dans le paysage de nos ancêtres, et combien tout cela est beau, pour employer ce mot le plus simple, qui offre une image puissante et profonde des chasseurs-cueilleurs que nous fûmes, c’est-à-dire : des artistes. Car, pour ramper le long de centaines de mètres de galeries souterraines afin de graver et sculpter la roche, il faut avoir quelque chose à dire, quelque chose de profond, c’est-à-dire. Où remontons-nous, ce faisant, nous, étranges modernes que nous sommes, qui suivons leur pas, quand nous nous enfonçons dans la pierre de la terre ? Là, nous dit-on, se trouvent bêtes (âne, lionne, bison, cheval, renne, mammouth, rhinocéros, ours, bouquetin), visages, femmes schématiques, vulves et phalloï symboliques, tout un bestiaire universel auquel il faut accepter de ne rien comprendre. Car, quand on compare, par exemple, des relevés de l’Abbé Breuil à la réalité, on voit toute la stylisation de la perception qui s’interpose entre le regard et le regardé, tout l’effet regardant de la culture accumulée depuis des dizaines de milliers d’années et qui obstrue la vue, occulte la réalité. On voit l’image de l’image qui s’interpose entre l’image et l’image, l’image visible et l’image vue. D’une part, il faut apprendre à voir, à suivre les lignes, les traces, les reliefs, pour y voir quelque chose. D’autre part, le désir de voir les choses — il faudrait dire, sans doute, les choses mêmes, mais je ne le crois pas — est un puissant moteur d’invention : qui voit les choses ne voit pas seulement les choses, voit sa vision des choses, mais encore faut-il être conscient de sa vision des choses, encore faut-il voir sa vision. Peut-être est-ce impossible. D’où ce problème, vieux comme le monde, vieux comme nous-mêmes : Comment parvenir à la vision de sa vision ? Au Musée d’art et d’archéologie du Périgord, hier, mais il me semble déjà que c’était il y a très longtemps, preuve que je me suis bien enfoncé dans les profondeurs du temps et que j’en reviens différent, il y avait une exposition de Christine Jean où se trouvaient notamment exposés les carnets de l’artiste. Dans une vitrine qui m’a semblé immense, longue comme le musée, on pouvait les voir, certains ouverts, d’autres fermés, différents formats (Moleskine de poche à la Chatwin, à l’italienne, A4, d’autres qui semblaient des souvenirs d’endroits où l’artiste avait vécu, comme ce carnet où était écrit « Paris », etc.). Et moi, j’eusse aimé rester là pour un temps indéterminé, partager mon temps à leur côté, sans les toucher, sans peut-être même les feuilleter, simplement dans leur présence muette et expressive, tenir les miens, parce que c’est une activité si humaine que de tenir des carnets, peut-être même est-ce l’activité la plus humaine qui soit, une sorte d’enfance de l’art, nous devrions tous comprendre notre nature profondément artiste, dussions-nous aller la chercher au plus profond de la grotte, et, parvenant à la vision de la vision, nous défaire de notre vision des choses pour découvrir la chose, non pas la chose même, non la chose sans rien, la chose rien. Est-ce l’œil innocent que cela ? Honnêtement, je ne sais pas. C’est la deuxième fois qu’en (relativement) peu de temps je bute sur ce concept, de l’« œil innocent », auquel, naïf lecteur de Goodman et Gombrich, sans trop savoir pourquoi, si ce n’est l’autorité des noms que voilà, j’ai toujours été farouchement opposé avant de me demander : et si… Et si quoi ? Mais, et si tout. Dans le jardin penché en face de la maison où nous vivons en ce moment, vers la fin de la journée, de retour de Font de Gaume, je me suis assis pour écrire dans mon carnet. Au fil du temps, au son des oiseaux, sous le regard des chats, des poules et de je ne sais quoi. Sourire de l’homme qui passe sur son tracteur. Genre de choses qu’on n’oublie pas.
Vibrations d’univers
Christian Noorbergen
Artension N°152
Novembre-décembre 2018
Dans sa très respirante peinture, complexe, mouvante et lumineuse, on voit des nervures de ciel irriguer
le miroir infini de l'eau, la source élémentaire de Christine Jean. Son art profond, riche d'oxygène mental, exalte le sidérant tumulte de tous les fondamentaux de l'imaginaire. Discrète et dans la retenue médiatique, elle vient cependant de recevoir, au sein de l'Institut de France, le prestigieux prix de la Fondation Simone
et Cino Del Duca.
Elle habite d’abord et toujours la lumière. Nourrie de culture asiatique (le Viêt Nam d’abord, où elle a vécu quelque temps), elle déshabille l’art de ses oripeaux charnels et de ses excès gestuels. “Je ne supporte pas la surenchère, c’est une question d’éthique.” Il s’agit de se transformer et de transformer le spectateur. Son œuvre prolifique, intense, aérienne et grave, affirme une extrême liberté créatrice, enracinée en profondeur dans une nature distancée, éternisée, essentialisée.
Dans ce langage étonnamment évolutif et infiniment ouvert, il y a beau temps que Christine Jean se moque
des sommaires distinctions entre abstraction et figuration, entre dedans et dehors, entre grand et infime.
Libérée de l’objet occidental figé dans le dualisme normatif, on dirait qu’elle éprouve, ou plutôt qu’elle explore
les fondements de l’espace peint, et l’embrassement des choses. Dans les soubassements de la suggestion,
elle ignore superbement toute limite spatiale. “Les mouvements entre sol et élévation sans mon vrai territoire
de création. Entre impermanence et fluidité, on change de point de vue, rien n’est statique. Le regard voyage.
L’art, c'est l’éveil.”
La lumière comme une lame tranchante
Paysages en élévation, en vastitude mentale, toujours en apesanteur, quand microcosme et macrocosme
se confondent dans un processus constant de transformation. “L’homme n'est pas au centre du monde,
il n’est qu’un élément du monde.” Libérée de l'infernale puissance de l’ego, elle s'abandonne aux marges,
à l’inclassable, à la périphérie. Art de sublime dépossession. Si l’horizontalité fait partout paysage dans ses
œuvres aux grands formats osés, le vertical joue son rôle, comme l’homme debout “qui équilibre les croisements.”
Dans ses passerelles de peinture et de clarté, libres de pesanteur terrestre, structures et textures d'univers vivent en rythme lent, en respiration secrète, en écriture d’immensité. Elles pourraient surgir de partout. Incandescence maîtrisée. Des taches de presque rien, fines, dures, acérées, toujours hors des traces et des passages, ensemencent l'étendue. Coulées de vide ou de sève, au cœur d'une masse picturale insondable et plurielle.
Art de traversées.
Chez Christine Jean, magicienne des profondeurs, les couleurs ne saignent pas. Elle délivre leur reflet en murmurantes modulations, en calme intensité, en vibrations subtilement répétées, toujours au bord de l'abstraction. Elle aime la musique répétitive de Steve Reich.
Une formidable respiration d’étendue
Ses grands dessins d’intimité, entrelacs acérés, labyrinthiques et allusifs, fulgurent. Calligraphies d’immensité. Circulations d'intensité. Singuliers dessins d’implosion arrêtée. Trames de nature végétale, dramatisées comme des traces humaines pudiquement mises à nu. Pour elle, l’homme-arbre, ça existe, et les veines de l'énergie primale, et les parcours de l'écorce, omniprésents en chaque œuvre. Naguère, le corps primait, fût-il glauque.
“Le thème du corps m'intéressait beaucoup, surtout le rapport entre le corps et le fond du tableau.” Elle aimait Gérard Garouste, ses déformations suggestives et animalisées, et la sombre œuvre graphique de Victor Hugo.
Aux beaux-arts du Havre, elle avait “envie de bouffer de l’art.” Depuis, Gerhard Richter ou Miquel Barceló ont agrandi son regard, et le Viêt Nam a grandement joué son rôle.
Naît maintenant une peinture profondément cosmique, s’étageant, par degrés, par niveaux de conscience, par poussées éruptives sans cesse renouvelées.
Elle ne fuit pas la destruction et la disparition : “Je recouvre et j'efface par des gestes iconoclastes. Il faut accepter de détruire et de se faire violence pour arriver à l’intensité désirée.” Le monde de Christine Jean, dans une vive curiosité sans cesse renouvelée, est en constante germination, en constante métamorphose. Elle parle des chocs de conscience vitale qui vibrent au-dedans, secrètement, élevant le mental au-dessus du spectacle éteint des apparences.
Entretien Christine Buci-Glucksmann et Christine Jean
4 mai 2006
catalogue de l'exposition Ciel et eau. Musée de l'Abbaye de saint-Riquier 2006
CBG On peut partir de ce qui nous réunit, c’est-à-dire au fond une expérience asiatique longue, d’écriture,
de pensée, de voyage. Vous, c’est le Viêt Nam en 94 où vous avez séjourné, moi en 98, c’est le Japon et après la Chine. Or je crois que ce rapport à l’Asie transforme considérablement la pensée, le travail et peut-être pourrait-on partir de ce que vous dites du Mékong, de sa lumière, des paysages, l’acquisition d’une sorte de regard fluide et sans horizon, je dirais le regard de l’infini dans ce travail de l’époque sur les paysages.
CJ J’étais allée une première fois au Viêt Nam en 92. J’avais traversé le pays du nord au sud sur des routes quelquefois difficilement praticables, dessinant tout le long du trajet, dans la lenteur et la chaleur.
J’ai ressenti comme une perméabilité des corps et des territoires, une forme de continuité, de lien mouvant entre les êtres et les choses et, plus surprenant, une familiarité avec des lieux que pourtant je découvrais. L’eau et la terre se confondaient jusqu’à perdre tout repère. La première fois que je les ai vus, ces paysages du Nord Viêt Nam m’ont étonnée par leur proximité avec certaines peintures chinoises. La lumière, l’eau, les pluies, le ciel, les montagnes, les pierres semblaient participer d’un monde flottant. Le voyage, le déplacement dans l’espace donnaient à ma vision de multiples cadrages, éloignements et rapprochements, déroulement dans le temps, à la vitesse très lente de la voiture. Ces paysages traversés m’ont fait dessiner ; non pas pour en restituer une réalité mais parce qu’ils correspondaient avec moi, comme on dit d’un échange épistolaire. Je traversais ces paysages comme on traverse la peinture, étonnée des correspondances entre ces espaces et mon imaginaire. Les montagnes du nord si proches des peintures chinoises, les pierres éparpillées sur les pentes douces des montagnes du centre, les formes humaines ou animales des grands rochers de la Baie d'Ha Long, les énormes rochers ronds près de Nha Trang, les pierres de légendes, les pierres de rêves, les lumières dorées, le ciel chargé, les pluies diluviennes, tout cela me fascinait tant je sentais une proximité, une intimité avec ces éléments.
L'émotion était telle que je décidai de revenir plus longtemps pour être dans la réalité de ce pays avec les gens,
la lumière, je sentais une ouverture sur quelque chose que je ne comprenais pas. J’ai vu dans ce pays laminé par la guerre vingt ans auparavant combien la nature est puissante et sait tout recouvrir. J’ai rencontré des hommes au destin émouvant, des artistes qui m’ont accueillie comme une des leurs. Vivre là-bas me donnait beaucoup d'énergie. Cela m'a aidée à libérer certains freins. J'improvisais des outils avec des chiffons et des cartons. Même si j'étais toujours dans le paysage avec des questions de passages entre les choses, de limites, du contour et de leur inscription dans un espace, je n'avais plus peur des conséquences, plus peur d'associer des couleurs.
Ce séjour au Vietnam a laissé une empreinte en profondeur qui s’est peu à peu transformée au fil des ans.
CGB Quelle est cette lumière parce que je crois que la lumière du Vietnam est très différente par exemple de la lumière du Japon ?
CJ C’est toujours le jeu entre l’eau, la terre et le ciel. L’eau prend la couleur de la terre, rouge dans le sud
du pays, elle est toujours un peu boueuse, contraste avec le vert des rizières, très tendre, vif, intensifié par la lumière. Pendant la mousson, la pluie vous inonde, vous transperce. C’est le ciel qui se déverse tout entier en un instant. Les rues se vident... Après la pluie, tout revit, lavé. Après la pluie, l’air est limpide. Restent les flaques immenses reflétant le bleu du ciel, de nouvelles coulures apparues sur les murs travaillés par les averses quotidiennes. Le Mékong si large par endroits qu’on ne voit pas l’autre rive, est souvent de couleur jaune, presque or selon les heures du jour. L’eau charrie la terre, ses alluvions, ce n’est pas calme. La chaleur humide alanguit les corps et l’air saturé d’humidité brouille les contours. C’est une lumière dorée, une lumière d’or, poudreuse, parfois elle coule comme une rivière. On retrouve ces qualités de lumière dans les laques poncées du Vietnam. Junichiro Tanizaki dans son “Éloge de l’ombre” parle des laques noirs à dessin de poudre d’or, de “stratifications de couches d’obscurité qui font penser à quelque matérialisation des ténèbres environnantes” ou encore “je découvris aux reflets des laques, profonds et épais ainsi que d’un étang…” On est bien là dans la magie de l’ombre et j’ai pu expérimenter cette technique qui a des parentés avec les stratifications de la peinture à l’huile. Il en est de même pour les statues de Bouddha recouvertes de feuilles d’or. Dans les pagodes obscures parmi les volutes des fumées d’encens, par leurs qualités réfléchissantes elles apportent la lumière, plus de lumière.
CBG C’est une lumière d’or comme celle que vous trouvez avec les jaunes des derniers paysages.
Il y a une chose qui m’a beaucoup frappée, c’est que vous avez fait une exposition que vous avez intitulée “Mai Mai”, et selon la traduction, c’est à la fois toujours, demain, mais aussi la fleur du printemps. On a un temps qui est polysémique, parce que toujours et demain pour nous c’est contradictoire et quand on parle de la fleur du printemps, c’est encore plus contradictoire que le toujours soit floral. Or, cela me rappelle mon étonnement, concernant deux notions japonaises dont j’ai beaucoup parlé, pour c’est-à-dire, le Mujo, l’impermanence des choses, le flux, le courant, quelque chose que j’ai après traduit dans la recherche des entre-deux. Or il se trouve qu’après, vous avez travaillé sur l’entre-deux. Donc quelle expérience du temps avez-vous eu et en quoi le temps a affecté votre travail à l’époque, à la fois la peinture mais aussi les paysages sur les pierres et le fait que vous travaillez toujours sur les pierres.
CJ D’une part vivre au Vietnam, cela a été découvrir un autre temps. Je me suis laissé couler dans le rythme de la vie vietnamienne, dans ce temps différent où les choses se font dans l’instant, dans le moment, dans le quotidien. Je travaillais dans une pièce au toit de tôle qui accroissait la chaleur, alors je me levais très tôt et faisais la sieste l’après-midi. Prise dans le rythme de la vie vietnamienne ce que j'éprouvais dans mon corps, mon regard passait tout naturellement dans la peinture : étirements, fluidité, les gestes construisaient l'espace, un lien se créait entre ces paysages et le médium.
Le verbe ne se conjugue pas dans la langue vietnamienne. On situe toujours l’action dans le temps. Aujourd’hui, demain, hier, je aller là. On vit dans le présent, on investit le présent.
D’autre part, les pierres sont aussi une part d’éternité, les pierres de longévité, les jardins de pierres existent aussi au Viêt Nam, et j’étais allée dans l’endroit où l’on vend ces pierres de toutes sortes aux formes souvent tortueuses, où l’on passe des heures à choisir une pierre. Certaines de ces pierres viennent du fond de la mer, près de Nha Trang, elles ressembleraient presque à la matière du corail, elles sont tendres, friables, on peut facilement les griffer, les entailler. Ce que j’ai fait alors sans que cela soit visible au premier regard. Cela rejoignait les pierres de rêves chinoises qui étaient peintes par des lettrés de façon discrète, de façon à ce qu’on ne distingue pas ce qui est de la pierre de ce qui est peint, contrairement aux pierres peintes à la même époque en Occident, en Italie, de scènes mythologiques, par exemple les métamorphoses d’Ovide, sur des pierres semi-précieuses. L’intervention minimale, subtile, imperceptible accompagne bien l’esprit de la pierre.
Mai mai, cette exposition, je l’avais conçue comme un jardin, avec des pierres que j'ai entaillé, des fragments dispersés dans l'espace. Les peintures sur bois alignées à hauteur d'œil comme une ligne d'horizon, comme de multiples tableaux dans le tableau qui serait cette salle d'exposition, la vision d’une réalité qui ne s'offre jamais d'emblée dans son entier. J'ai utilisé de grands panneaux de bois complètement abîmés par les pluies. Ces supports avec ses couches de peintures écaillées, des clous plantés au hasard, des bribes de lettres ou de chiffres portant aussi les marques du temps, étaient aussi une “invite muette” comme le dit Roger Caillois. Celui-ci disait que « l’homme, qui se sait lui-même destructible, est naturellement ému par l’image de la dégradation. »
CBG C’est-à-dire que cette expérience a entraîné non seulement une autre manière de vivre le temps, mais j’ai l’impression une autre manière de vivre les formes, c’est-à-dire des formes ouvertes sur de l’informe.
Ce qui m’a beaucoup frappée, dans Le livre du thé, on oppose la forme à l’informe, mais il y a une troisième catégorie absolument essentielle c’est le semi-formel, c’est au fond le go-betweeen, l’entre-deux, tout le jeu de la perception et de l’imperceptible, du macro et du micro, c’est-à-dire au fond, une vision en réseau et en flux que je retrouve dans vos derniers travaux, qui vient de cette expérience asiatique.
Revenons un peu en arrière. Vous avez traversé le baroque, vous avez travaillé sur les lumières du noir, sur le surgissement de la forme dans le noir. Or j’ai l’impression qu’après vous avez changé de gamme de couleur et que toute la conquête des espaces d’or et des espaces bleus, a complètement renouvelé votre manière de peindre.
CJ Il y a aussi l’idée de l’énergie et du souffle dont j’ai pris davantage conscience à ce moment-là comme une composante de l’espace, une dynamique, un moteur intérieur, qui exacerbe le désir dans le travail, qui donne des lignes de force, quelque chose d’impalpable, d’actif qui structure le travail. Mais ma peinture a d’abord commencé dans le noir, les noirs de l’encre, du fusain, de l’huile. D’un monde souterrain, d’un noir d’océan, d’une “bouche d’ombre” surgissaient des lueurs, des têtes, des grotesques : tout un monde de l’ombre, de la nuit et des rêves,
un monde où s’originent des formes diffuses, inachevées, le monde du sommeil, un état de vulnérabilité aussi.
Je peignais sur des fonds noirs comme le noir infini de la nuit, un noir d’espace, des objets éparpillés, des corps, des têtes, des constellations pour tenter de faire surgir une lumière. J’essayais de trouver des repères lumineux, des faisceaux, des phares, qui devaient plus à ma mémoire, à des sensations peut-être même de l’enfance qu’à une réalité immédiate. C’était déjà un infini mouvant. Si la couleur est venue m’apporter par la suite ses lumières, j’étais encore déchirée entre l’impalpable des ombres et les contours de la ligne. Comment les rythmes de la ligne et l’éphémère du monde pouvaient-ils s’accorder ? Ce sont les pierres de rêve, les galets, les agates qui m’ont permis de relier le temps, les éléments et leurs caprices. Ces galets arrondis par les roulements de la mer, ces pierres de rêve qui nous livrent l’infini, ces agates qui enroulent leurs circonvolutions ont tous été traversés par la fusion et par l’action de l’eau. Ces pierres ramassées depuis l’enfance, je les ai peintes et photographiées. À partir d’elles, j’ai réalisé de grandes encres de Chine fluides parcourues de formes diffuses. Les mouvements de l’eau et de l’encre qui se mélangent me fascinent depuis toujours et je les retrouvais là en suspens dans l’évaporation.
Je ne savais pas le formuler, c’était de l’ordre de l’intuition, ces notions d’énergie, de rythme, une façon de regarder, de contempler m’ont aidée à accepter l’inachevé, à comprendre que les formes se transforment sans cesse. Mais comment en rendre compte ? C’était aussi réfléchir aux gestes, aux outils à travers les pierres, les agates, dans lesquels je découvrais des macrocosmes, j’ai commencé à travailler au sol, non plus devant un cadre, une surface mais sur un site, un territoire. Un changement de point de vue déjà devant la peinture, on l’on est en plongée, on est dessus, on peut y marcher, la traverser, s’y déplacer. Cela change la façon de travailler, là j’ai pu travailler comme l’eau, accompagner l’eau, dans ses déversements, ses courants, parce que c’est bien dans l’action que se construisent les formes. J’étais bien sortie par la fenêtre pour explorer cet entre-deux infiniment continu et indistinct, ce monde intermédiaire et mouvant, entre trouble et limpide. Mes souvenirs de paysages vécus, de territoires parcourus se mêlaient à ceux de l’histoire du paysage en peinture. Il était devenu nécessaire de les éprouver, en changeant de point de vue, en brouillant les repères, pour considérer la surface de la toile,
au-delà de la contemplation, comme un véritable espace d’expérimentations.
CBG Est-ce que vous aimez Pollock ? Passer de la position de face à celle du dessus, faire une peinture gestuelle, de la ligne à l’infini, en même temps au sol, il n’y a pas d’autre expérience radicale pour se référer à la peinture que ces quelques années de Pollock. Ce qui m’a beaucoup frappée c’est à quel point dans le geste de Pollock il y a un espace infini, mais en même temps il y a une temporalité. Il y a beaucoup d’entrelacs, de spirales, de retours, de surimpressions, on a vraiment l’impression que le regard d’en haut modifie réellement le pictural. Dix ans après on peut faire la synthèse de vos intuitions de l’époque, avec ce que j’avais appelé dans mon travail sur la cartographie, un œil icarien, un œil d’en haut qui exclut l’horizon.
Il y a une perte d’horizon, on n’est plus devant, on est dedans, mais à être dedans on est pris soi-même dans l’énergie du tableau. Ce que vous dites de l’énergie, au fond c’est la grande leçon de l’Asie, la forme est une énergie et pas une idée ou une forme close, ou une représentation. La forme est une énergie et donc, on peut revenir sur cette notion qui me paraît fondamentale dans votre travail. Car la forme-énergie peut se métamorphoser.
CJ L’idée du passage m’a toujours préoccupée. À mes débuts, j’étais dans un déchirement entre la ligne et la couleur, entre le dessin et la peinture. Comment passer de la ligne à l’espace, du trait à la couleur ? J’ai mis des années à accepter, à dépasser ces contradictions, ancrées dans l’esthétique occidentale. Imaginer de relier la matérialité à un vide lumineux, chargé d’une énergie vivante m’ouvrait des horizons alors que je me sentais à l’époque, déchirée entre le contour des choses et l’impalpable des ombres. J’avais en tête le récit de Pline l’Ancien décrivant le simple geste d’entourer d’une ligne l’ombre d’un visage projeté sur le mur par la lumière d’une lanterne ; l’ombre du visage de l’amant, le dessin commençant par un geste d’amour. Il y avait bien pour moi une interrogation sur la limite et le passage. J’utilisais aussi les fusains, du charbon de bois, du bois calciné, comme pour dessiner avec de la poussière ou de la cendre. C’était créer des étendues sombres avec toutes les nuances des noirs et des gris, et comment la lumière naît de cette poussière de fusain. On peut dire que le noir crée la lumière. Par exemple les dessins de Seurat : c’est sombre mais lumineux et la surface respire. Le noir du pastel, les noirs du fusain traçaient arbres, pierres, plaines, creux et trous, comme en contre-jour pour certains, comme des ombres, de la nuit dans les jours, une lumière imaginée, pour tenter de renforcer l’éblouissement du jaune.
Il me fallait prendre possession de l’espace en soi, relié à la mémoire et au temps, prendre conscience des moyens de la peinture, des mouvements de la peinture, fluide et liquide. Je n’ai pas oublié mes premières fascinations d’enfant à la vue du mélange d’une encre rouge dans un verre d’eau qui formait des myriades de volutes sans cesse changeantes, tourbillonnantes, et cet émerveillement perdure.
Dans la matière picturale, avec ses superpositions de couches comme des couches géologiques, avec ses failles, ses transparences, s’inscrit le temps. Quelque chose surgit du dessous, des premières couches de peinture qui serait la mémoire enfouie d'une figure. J'ai remarqué dans certaines peintures d'artistes au Viêt-Nam cette émergence en douceur d’une chose. Mon travail est une conquête progressive de la lumière jusqu’à l’utilisation
de surfaces métallisées, comme la feuille de cuivre ou d’or, extrêmement réfléchissantes et toujours changeantes selon l’éclairage et les angles de vision. Ce matériau n’était-il pas utilisé pour les icônes byzantines parce qu’il était censé dégager la plus grande énergie ?
CBG Il y a eu toute une phase où vous vous êtes référée au baroque avant l’Asie, et dans le baroque, il y a
le rejet du dualisme du pictural et de la ligne. La ligne c’est quand même toute la Renaissance, le primat de la ligne comme tel, le désir de ligne dira Matisse et avec le baroque, la ligne et la couleur sont mêlées dans la lumière et le plein est inséparable du vide. Au fond, c’est ça la grande invention du baroque, le clair-obscur, c’est-à-dire que la lumière peut venir aussi bien du noir que du clair. Or peut-être êtes-vous passée d’une lumière du sombre à ce qui éclate dans vos tableaux actuels, comment vous avez gagné la lumière de la clarté. Ce n’est pas de la transparence, cela peut être aussi bien de la surimpression, des effets de miroir, mais partout il y a une sorte de clarté aquatique, de flux organique qui se dégagent de ces tableaux qui ne sont pas des paysages, plutôt des abstracts de paysage. Ce ne sont pas des abstractions, c’est comme des abstracts de figure, donc c’est complètement dans l’entre-deux de tous les dualismes qu’a produit l’esthétique. Vous explorez cet entre-deux du passage mais de manière actuellement cosmique et non mélancolique.
CJ Ce qui m’attirait dans le baroque, c’était bien sûr le clair-obscur mais aussi l’idée du vertige et de l’instable.
Je suis allée à Prague ou en Italie voir des églises, des palais et devant ces édifices, on a l’impression qu’ils bougent, et du coup on bouge aussi car on ressent la nécessité de voir de différents points de vue ce qui nous trouble. Cette quête de la lumière, je l’ai toujours poursuivie, avec la nécessité de sortir du mélancolique, d’une forme de paralysie, d’une forme de savoir pour agir sur l’espace, sortir de l’horizon, du cadre classique, pour aller vers un espace qui me semblait plus complexe avec des rapports d’échelle bouleversés, des points de vue mouvants… Ce point de vue cartographique, je le mettrais en parallèle avec les textures des tissus, les imprimés des tissus par exemple japonais, mais aussi les tissus baroques dans lesquels on peut retrouver des formes de paysages, des entrecroisements, des lignes végétales, minérales, comme une sublimation des éléments ou des formes de la nature. Comme des écrans transparents ou bien des grilles qui ouvrent sur un espace que l’on peut parcourir en touchant la surface mais aussi comme en peinture entrer dans une profondeur.
CBG A qui le dites-vous, car j’ai précisément écrit un peu à contre-courant de beaucoup de choses l’art floral dans la peinture, des vanités en passant par le plan cristallin de Manet puis le plan liquide de Monet, les abstracts floraux tels qu’on les trouve aussi bien chez Warhol ou O’Keefe, tout le travail actuel sur la ligne serpentine florale virtuelle qui renaît partout et qui maintenant traverse toutes les pratiques. Je vous suis complètement parce que s’intéresser à ça, à quelque chose qui déjoue le purement visuel, le tissu, c’est quelque chose qui a un rapport au toucher. Or le toucher, psychanalytiquement, c’est vraiment le Moi-peau, bien antérieur à l’Œdipe, c’est quelque chose de complètement premier ; donc cela donne une sensation d’effet-surface des choses, même si les matériaux remontent à la surface. Je trouve que dans vos grands tableaux, il y a des lignes qui fonctionnent comme des laques, qui sont comme des surfaces de réflexion,
qui zèbrent le tableau comme des inflexions qui se croisent, qui sont des chemins qui ne mènent nulle part, puisqu’il n’y a pas d’horizon. Tout cela est assez cohérent avec un travail pictural que j’appellerais cosmique. Je crois que dans vos grands tableaux et aussi dans les variations sur les petits tableaux qui explorent des formes inachevées, des formes ouvertes, des lignes de forces, des variations colorées, il y a ce souci cosmique qu’avait Matisse, qu’avait Paul Klee et que l’art occidental a longtemps perdu et retrouve actuellement.
CJ Lorsque j’ai fait ce vol en Ulm au-dessus de la baie de Somme, j’ai vu de la soie, de la nacre, des plis irisés, des plissements, presque comme de grandes robes étalées, j’ai pensé aux robes d’argent des Ménines de Vélasquez. Ce paysage aux nuances violettes et roses, ce désert humide, est un territoire instable et toujours renouvelé, tour
à tour inquiétant ou paisible selon les heures du jour, la pluie, ou le vent. Loin du sol, je me suis étonnée de la beauté presque intime des matières, de toucher du regard le grain des substances, de sentir leur énergie dans le vif de l’air. Il me semble que dans mon travail, il y a toujours une relation entre deux ou plusieurs éléments, entre une vision du petit et du grand, un télescopage, un mélange, des chevauchements, des superpositions ; les formes peuvent être contradictoires et pourtant elles fonctionnent ensemble. Il y a cette idée d’interpénétration, de trajectoires obliques, de la surface vers la profondeur, ou de choses qui remontent des stratifications de la matière, de la traversée du tableau.
CBG Vous avez fait des tableaux qui s’appelaient Traversée. Pour revenir à ces tableaux, j’ai l’impression que ce sont des espaces d’outre monde que vous explorez, c’est-à-dire le monde, mais vu comme si vous pouviez le voir du fond de la mer ou du haut du ciel. Le fond de la mer et le haut du ciel, c’est la même chose et c’est ce double voyage qui fait qu’à la fois, c’est très aquatique et en même temps très terrestre. Dans le même tableau, il y a des roches, des terres et puis des flaques comme des lacs ou comme des bords de mer ou dans cet autre c’est comme le tracé des vagues laissé sur les sables de la baie de Somme. Cela me frappe beaucoup face au tableau. Comment voir d’en haut c’est-à-dire du ciel, alors là c’est le regard icarien, aérien et en même temps on pourrait dire du fond de l’eau, un regard qui remonte, un regard aquatique en quelque sorte. A un moment ou à un autre, le regard du ciel et le regard de l’eau se fondent, envahissent tout et définissent des traversées, des diagrammes d’énergie, des forces, des entrelacs, des entremêlements, les uns très clairs avec une lumière bleutée, turquoise et or, les autres beaucoup plus foncés avec des traversées plus noires, des miroirs beaucoup plus noirs en quelque sorte, mais on retrouve ces regards croisés et c’est cela pour moi le mouvement du cosmos. C’est l’infini d’en haut et l’infini d’en bas qui se rejoignent dans la recherche d’un espace. Je pense au livre de Michel Schneider “Petite histoire de l’infini en peinture” parce qu’il montre bien que l’objet de la peinture c’est l’infini. Mais l’objet de la peinture c’est l’infini de manière extrêmement différente. L’infini de Monet dans les Nymphéas, l’infini de Matisse dans les papiers découpés, l’Océanie, avec ces mêmes bleus très forts, et l’infini des monochromes, et vous, je pense que c’est un double infini. Un infini microscopique et macroscopique, un infini doublement aquatique, c’est-à-dire aquatique par en bas, aquatique par en haut. S’il n’y a pas d’horizon, il y a du ciel, il y a de la lumière du ciel et il y a de l’aérien.
CJ Je ne peux pas considérer l’eau toute seule, si je regarde les paysages de la baie de Somme, le ciel est dans l’eau. Il y a une combinaison des éléments : de l’eau, de sa circulation, des sables mouvants, le rythme des marées, les heures du jour qui fait que ce qu’on voit n’est jamais semblable. Tout se joue entre les tremblements de la lumière, le souffle de l’air et les circonvolutions des sables noués aux mouvements des vagues, en plis et replis, en un rythme que redouble le ciel gris troué par instants d’œillades bleutées et transparentes. L’eau face au ciel, aux sables, avec ses forces et ses résistances, n’a rien d’inerte. C’est très vivant, si on y plonge, si on s’y baigne, il y a ce phénomène de résistance, de violence mais aussi une dimension jubilatoire, une aisance et une force, toute l’ambivalence de l’eau. De surcroît les fonds la colorent différemment selon leur nature, vase, algues, pierres ou galets. Ou bien selon la pollution, je me souviens de la mer de mon enfance ; à la surface flottaient de grandes nappes de mazout, tels des yeux immenses, irisés ondulants au gré des courants. Le sable et les galets étaient maculés de goudron. Malgré tout, j’avais découvert les variations. Et la mer capte bien tous les mouvements du ciel, absorbe tous les nuages, toute la lumière.
CBG C’est ce que j’appelle le regard du fond de l’eau.
CJ Ce qu’on peut percevoir des couleurs de l’eau, c’est celle du ciel et celle des fonds.
CBG Et elles remontent ces deux couleurs dans votre peinture. C’est ça qui me frappe quand je regarde vos tableaux, c’est que d’un coup on saisit ce qu’est le cosmique, c’est ce jeu des énergies et ce jeu des métamorphoses organiques, des rythmes organiques de l’eau qui est le thème de tous vos tableaux.
Christine Jean pour l’émission de Simone Douek, Surpris par la nuit
“Noir de lune” France Culture, 3 novembre 2005
Dimanche 9 octobre 2005
Mon fils Léo a peur de sa chambre la nuit, de ses jouets qui, me dit-il, le regardent.
Ce qui était amical, aimable, joyeux devient source de cauchemars. Lorsque j’étais enfant, je ressentais la même frayeur dans la nuit pourtant paisible, les objets inanimés prenaient vie. Les rideaux se transformaient en fantômes, le fronton de l’armoire, une étagère, un éclat sur un objet prenaient des proportions menaçantes comme s’ils se dilataient… La lumière de la rue à travers les volets créaient des ombres dans la pénombre, les contours des objets s’absorbaient en elle, je devinais, mon imagination s’emballait.
Mais être plongée dans le noir absolu comme cela m’est arrivé dans une chambre en pleine campagne Toscane est une expérience beaucoup plus oppressante. A ce moment-là, le noir devient néant. On n’a plus aucun repère si ce n’est dans le silence total, les battements du cœur, les battements du sang dans les oreilles dont les sons résonnent dans le corps, semblent s’amplifier et renforcent encore cette sensation d’isolement et même d’étouffement. C’est comme si la chambre devenait tombeau, et la peur d’être emmuré ou enterré vivant.
La nuit n’est jamais vraiment noire. La lumière de la lune parfois très intense, les points lumineux des étoiles et des astres, la blancheur laiteuse et diaphane de la voie lactée, voilà des repères plutôt rassurants. La nuit dans une forêt ou dans une ville, ce n’est pas le ciel qui m’effraie mais c’est l’ombre dense, épaisse des arbres, des immeubles, des maisons, l’obscurité d’une ruelle, qui renforcent la conscience de ma vulnérabilité.
Le noir, ou plutôt les noirs, le sombre, l’obscur… Le noir est une couleur, une sensation colorée. Il n’y a pas de noir absolu (il n’absorbe pas la totalité des radiations). De plus il est souvent ou rougeâtre ou bleuâtre et notre perception changera selon les couleurs qui lui sont juxtaposées.
Le noir est touchant dans son rapport avec la lumière, dans sa relation avec le blanc, une simple page d’écriture, une tache d’encre sur un papier mais ce noir de l’encre jouera différemment selon l’épaisseur ou la fluidité de l’encre, selon le pouvoir absorbant ou réfléchissant du papier, selon son velouté, sa matité… Le noir se qualifie donc aussi par la matière : regardez un boulet de charbon, du cirage, du goudron, du satin noir ou de la moire, du velours, du drap, un laque noir, une pierre, de l’encre ou de la suie… Jean Dubuffet dans L’homme du commun à l’ouvrage dit qu’ “ il n’y a pas de noir, il y a des matières noires mais diversement car il y a des questions d’éclat, mat ou luisant, de poli, de rugueux, de fin. L’aspect et la façon d’apposition d’une couleur sont même beaucoup plus importants que le choix de cette couleur même.”
En peinture, on peut obtenir la sensation du noir sans l’utiliser. On peut obtenir des sombres qui seront perçus comme noirs en superposant des couleurs transparentes, des glacis jusqu’à un degré de saturation équivalent à celui du noir. Ce qui est étonnant c’est que les pigments noirs proviennent d’une lumière et d’une chaleur intenses, l’énergie du feu. En effet c’est par la calcination de corps riches en carbone, comme os, ivoire, noyaux de pêches, bois de vigne que l’on obtient ces pigments…
Les noirs et ses nuances sont un point de départ de mon travail. Je peignais un monde souterrain, un monde des enfers, de démons et grotesques, la grotte, cette “bouche d’ombre”1, refuge mais aussi cause d’effroi. Tout un monde de l’ombre, de la nuit et des rêves. Un monde où s’originent des formes diffuses, inachevées. Le monde du sommeil, un état de vulnérabilité aussi. Je peignais sur des fonds noirs comme le noir infini de la nuit, un noir d’espace, des objets éparpillés, des corps, des têtes, des constellations pour tenter de faire surgir une lumière. J’essayais de trouver des repères lumineux, des faisceaux, des phares, qui devaient plus à ma mémoire, à des sensations peut-être même de l’enfance qu’à une réalité immédiate. Christine Buci-Glucksmann (La folie du voir) parle du “clair-obscur des tableaux baroques qui est une lumière noire, une lumière prise dans l’obscurité qui serait le propre de la peinture mais aussi de tous les savoirs et pratiques baroques, une esthétique non de l’apparence mais de l’apparition.” Elle relie cet excès de matérialité au néant, au vide. Cela m’ouvrait des horizons alors que je me sentais à l’époque, déchirée entre la profusion, l’excès et l’austérité, la retenue, entre le désir des couleurs et la ligne du dessin, entre le contour des choses, la limite et l’infini, l’impalpable des ombres. J’avais en tête le récit de Pline l’Ancien décrivant le simple geste d’entourer d’une ligne l’ombre d’un visage projeté sur le mur par la lumière d’une lanterne. L’ombre du visage de l’amant, le dessin commençant par un geste d’amour. Il y avait bien pour moi une interrogation sur la limite et le passage. Entre le trouble et le regard.
Mes peintures étaient très sombres, mais de ce sombre la couleur devait émerger en tant que lumière. L’ombre m’attirait parce qu’elle est impalpable et changeante, qu’elle nous happe, capte notre regard pourtant sans objet précis. Je lisais Henri Michaux et ce qu’il dit de l’ombre dans les pays de forte lumière me touchait : …“l’émouvant, c’est l’ombre, les ombres vivantes, individuelles, oscillantes, picturales, dramatiques portées par la flamme frêle d’une bougie, de la lampe à l’huile ou d’une torche, autres disparus de ce siècle… Obscurité, antre d’où tout peut surgir où il faut tout chercher ?” Je suis allée peu à peu vers la surface, l’espace, l’air, la clarté pour traiter autrement de la profondeur. J’utilisais aussi les fusains, du charbon de bois, du bois calciné. C’est comme dessiner avec de la poussière, de la cendre. On peut dire que le noir crée la lumière. Par exemple les dessins de Seurat : c’est sombre mais lumineux et la surface respire. Le support, le papier blanc au grain prononcé, est là primordial. J’étais sensible aux peintres de contrastes, d’ombre et de lumière comme de La Tour, Turner, Le Caravage et Goya avec ses peintures noires de la maison du sourd, les encres de Victor Hugo et celle des peintres chinois et de Rembrandt bien sûr. Fromentin disait “C’est avec la nuit qu’il a fait le jour” (La ronde de nuit 1876) et aussi “la lumière du clair-obscur répond aux seules exigences de la peinture. Creuser la toile, éloigner, rapprocher, dissimuler, éclairer une scène vraie par une lumière imaginée… C’est donner à un fait vrai, le caractère d’une vision.”
Par la suite j’ai inversé mon approche, partant de fonds travaillés avec des jaunes intenses, acides, chauds, j’ai réalisé ce que j’appelle mes pluies jaunes. Le noir du pastel, les noirs du fusain traçaient arbres, pierres, plaines, creux et trous, comme en contre-jour pour certains, comme des ombres, de la nuit dans les jours, une lumière imaginée, pour tenter de renforcer l’éblouissement du jaune. Il me fallait prendre possession de l’espace en soi, relié à la mémoire et au temps, prendre conscience des moyens de la peinture. Mon travail est une conquête progressive de la lumière jusqu’à l’utilisation de surfaces métallisées, comme la feuille de cuivre ou d’or, extrêmement réfléchissantes et toujours changeantes selon l’éclairage et les angles de vision. Ce matériau n’était-il pas utilisé pour les icônes byzantines parce qu’il était censé dégager la plus grande énergie ?
Lorsque Junichiro Tanizaki dans son “Eloge de l’ombre” (1933) parle des laques noirs à dessin de poudre d’or, il nous dit bien que ces objets ont été réalisés en tenant compte de l’obscurité des maisons japonaises.3 Les laques sont faits de “stratifications de couches d’obscurité qui font penser à quelque matérialisation des ténèbres environnantes” ou encore “je découvris aux reflets des laques, profonds et épais ainsi que d’un étang…” On est bien là dans la magie de l’ombre et lors de séjours au Vietnam j’ai pu expérimenter cette technique qui a des parentés avec les stratifications de la peinture à l’huile. Il en est de même pour les statues de Bouddha recouvertes de feuilles d’or. Dans les pagodes obscures parmi les volutes des fumées d’encens, par leurs qualités réfléchissantes elles apportent plus de lumière.
1 La terre et les rêveries du repos, Gaston Bachelard.
2 “Dans le tableau du Tintoret La vision de saint-pierre, la trouée de lumière jaune et intense que saint-pierre regarde, elle en parle comme d’une image de l’abîme. C’est par l’excès de corps, de matérialité que l’on aboutirait au néant, il niente, la nada.” Selon elle ce serait, dans la culture occidentale, “le moment où l’on rejoint quelque chose que l’Orient a mis en espace, c’est-à-dire le vide.” La folie du voir, Christine Buci-Glucksmann.
3 S’ils peuvent paraître tapageurs et criards à la lumière électrique, “en plongeant l’espace qui les entoure dans une noire obscurité, en les éclairant d’une chandelle, ces objets prennent de la profondeur, de la sobriété et de la densité. Ces objets sont faits pour être devinés dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse. La brillance de sa surface étincelante reflète ainsi l’agitation de la flamme du luminaire, décelant ainsi le moindre courant d’air, et discrètement incite l’homme à la rêverie.” L’éloge de l’ombre, Junichiro Tanizaki.
Christine Jean, l‘horizon du trouble
Évelyne Artaud, 1999
catalogue de l’exposition Quoi peindre, donc ?
Éditions Cercle d‘Art
Quand ça bloque, il suffit quelquefois de se déplacer légèrement, pour que le flux du temps nous redonne une nouvelle origine : déplaçant la question du sujet de la peinture, de cette injonction – être contemporain à tout prix – qui fixe la création au présent, ces artistes cherchent à faire bouger ce présent en le vivant comme présence, d’habiter l’œuvre en train de se faire, non de devenir le sujet de leur propre peinture, mais de trouver leur passage entre le monde sensible dans lequel ils sont immergés et qui les fait homme, et la nécessité d’élaboration symbolique qui ouvre à cet autre espace, celui de la peinture, seul lieu, pour le peintre, où cette présence au monde peut apparaître. Et ce sont ces passages que nous tentons ici de repérer pour comprendre comment dans cette atmosphère de dépression de fin de siècle, de mort annoncée de la peinture, la force de la poussée créatrice, profondément vitale, se met en œuvre, se met à l’œuvre, repérer ces passages à l’art chez des artistes qui ont décidé à l’heure des avancées technologiques les plus complexes de s’affronter encore à ce vieux et millénaire médium qu’est la peinture. Et là peut-être commence la vraie difficulté, car ce choix s’affirme face précisément à cette si longue et si riche histoire de la peinture à laquelle il va falloir se mesurer, dans le sein de laquelle il va falloir affirmer sa propre vision, sa propre identité... les pinceaux vous en tomberaient des mains... Il faudra à l’artiste une formidable détermination pour ajouter quelque chose à tous ces chefs-d’œuvre connus et inconnus :
à la fois un incroyable orgueil et une grande humilité, à la fois le courage de son engagement personnel total et la conscience de participer à une aventure humaine qui le dépasse.
Christine Jean a commencé par dessiner de grands corps noirs et puissants enfermés dans des espaces clos, était-elle alors dans l’impasse que semble aujourd’hui prendre toute représentation réaliste et expressionniste ? Celle d’être prisonnière de formes qui ne correspondent plus à notre appréhension visuelle du réel. La mise en place d’une dramaturgie figurative imposant un angle de vision, une place au spectateur, sert un sujet, une idée, l’incarne lorsqu’elle est juste ; et pourtant cet espace pris dans l’évidence de ce qu’il représente ne fonctionne plus, il est pris dans le gel d’une reconnaissance qui nous enferme. Si l’abstraction n’impose plus cette vision, elle est vite apparue elle aussi comme une impasse formaliste de réflexion sur les moyens de la peinture elle-même. Christine Jean ne choisira ni l’un ni l’autre, restant en relation nécessaire avec le réel non plus comme source de vérité mais comme lieu physique et sensible de sa présence particulière et subjective au monde, elle développera une recherche formelle que ne quittera à aucun moment une volonté expressive. La marge semble étroite à cheminer dans cet entre-deux, pourtant c'est dans ce registre précisément que l’artiste retrouvera aisance et liberté. Christine Jean a voyagé, et l’espace s’est ouvert sur de grands paysages dans lesquels nous nous trouvons complètement immergés, souvent sans repères d’échelle, sans signe d'évidence auquel nous raccrocher, des paysages puissants et vertigineux, qui nous entraînent dans leurs rythmes internes et occultes, leurs structures mouvantes, leurs transparences subites, leurs profondeurs insondables, leurs aspirations imprévisibles,
leurs reliefs minéraux, leurs souffles colorés, leurs fractures insidieuses, leurs douceurs infinies, leurs parfums entêtants, dans un monde violent et tendre à la fois, en partance pour oublier qui l’on est, où l’on est, et se retrouver « ailleurs », dans un espace intermédiaire et indécidable, étranger et où pourtant nous nous reconnaissons, entre des bribes de souvenirs de paysages déjà vus et des projections de mondes intérieurs étrangement connus. Mais cette position sur la limite, dans l’entre-deux de ces mondes extérieur et intérieur semble être, pour Christine Jean, la définition du lieu de la peinture, du lieu même où elle se trouve, du lieu où nous la rencontrons : l’espace où nous nous trouvons est infiniment continu et indistinct et par là même extrêmement difficile à appréhender, il nous enveloppe et nous prend mais aussi nous déborde ; il en résulte un inconfort, un malaise, un trouble qui sont ceux ressentis dans la présence de mondes interstitiels, intermédiaires, mouvants, lorsque la limpidité de l’eau se trouble par le mouvement des fonds, lorsque le miroir se couvre de vapeur d’eau et qu’il en résulte une opacification de la surface, nous opposant tout à coup le spectacle surprenant du mélange des éléments qui font passer d’un état à l’autre et trouble la vision claire et raisonnable... Si ce mouvement a alerté notre vigilance, il est le mouvement de la curiosité, de l'intelligence, de la conscience qui s’éveillent sur la marge haute auquel nous mène ce travail de création : l’horizon d'un trouble, manifeste d'une esthétique nouvelle, celle précisément qui semble se dégager au passage de ce nouveau millénaire, de l’ensemble de ces œuvres très personnelles et très singulières.
Espace Écureuil Toulouse 23 novembre 1999/29 janvier 2000
(Patrice Giorda, Carmen Calvo, Rafael Madhavi, Christine Jean, Cho Taik-Ho, John-Richard Ballard, Jean-Michel Alberola, Philippe Favier, Philippe Cognée, Djamel Tatah)